Monsieur le Marquis de Banlieue
À peine entré en fonction, j’ai voulu explorer les pistes lumineuses qui pouvaient rallier les cœurs perdus des miséreux incendiaires d’outre-Périphérique à ce qui demeure notre incertain mais indépassable horizon : la République.
J’ai donc fait procéder par mon cabinet à une sélection scientifique des candidats les plus qualifiés pour une journée de concertation dans les fastes de mon ministère : dix jeunes, demeurant dans le département 39* (*afin d’éviter toute stigmatisation, le département a été changé), cumulant une moyenne de dix gardes à vue par individu, disposant d’un patrimoine minimal d’un lance-roquette, d’un scooter payé en petites coupures, de trois briquets torche et ayant acquis l’usage presque courant de deux cents mots à prononcer dans les deux sens.
Certes, les invitations officielles à cette rencontre ayant été transmises, comme c’est la coutume, par des motards en grande tenue, il y eut à regretter quelques mouvements de panique dans les taudis suburbains lorsque ces respectables fonctionnaires ont pénétré dans un périmètre ou nul, jamais, n’avait eu à constater pareille intrusion. Mais, devant le caractère honorifique de la démarche, tous nos agents ont pu regagner leur base avant minuit, certains ayant été amenés à user des transports en commun après la rétention bon-enfant de leur BMW 1250 pour un rodéo de prestige qui devait se tenir ce soir-là.
C’est avec une vive émotion que j’ai accueilli avec fanfare blindée et Champomy nos dix collaborateurs d’un jour, emmenés par une forme de leader que nous appellerons Pierre-Alexandre* (*afin d’éviter toute stigmatisation, le nom a été changé).
Lequel Pierre-Alexandre, héritier d’une vieille famille régnant sur le hall D de la cité Zizi Jeanmaire, s’était mis sur un pied de grande élégance en arborant une superbe casquette Dior farouchement enfoncée à l’envers, la visière sur la nuque, signalant ainsi à l’émerveillement général une personnalité d’élite, d’esprit et de culture.
Nous pouvions nous attendre à une certaine désinvolture pour la munificence de cet accueil dans ce bel hôtel particulier du XVIIIème siècle : il n’en fut rien. Mes secrétaires qui s’étaient réfugiées dans la cave à vin revinrent bientôt à la surface sans débordement priapique. Tels des petits garçons en visite chez une lointaine grand-mère, ces caïds en carton n’avaient d’autre priorité que d’enchaîner les selfies devant les moulures dorées ou les trumeaux bucoliques en prenant des poses de grands seigneurs et il me fallut ruser pour me glisser sur une photo en volant la vedette à la cheminée Louis XV.
C’est à ce moment que je plaçais ma botte secrète, mon coup de génie puisqu’il faut bien qualifier ainsi ce trait qui va bouleverser l’appréhension générale de nos quartiers africains.
« Mon cher Pierre-Alexandre – Je peux vous appeler Alex ? – voici comme nous vivons nous Français de bonne extraction, ôtez vos pieds de la banquette, elle a l’âge de votre arrière-grand-mère, et je vois à vos yeux intimidés que vous apprécieriez d’en partager les agréments chaque jour.
— Wallah m’sieur le Ministre, c’est comme ça qu’on dit ? C’est top ! Les Marseillais à Phuket, c’est des crevards à côté.
— Mon cher Alex, il ne tient qu’à vous, sinon d’accéder à ce raffinement dont vous êtes à jamais exclu, du moins d’en approcher. Vous n’êtes qu’un obscur baron de la drogue, je veux faire de vous un seigneur officiel de la République !
— Wesh, m’sieur le…
— Monsieur le Ministre…
— Meussieur le Ministre, trop fort ! Officiel ? Avec des papiers ? Et je commande ?
— Oui Alex, je vous fais Marquis de Zizi Jeanmaire sous le nom d’Alex 1er ! Il vous appartient de diriger votre nouveau domaine, de le rendre propre, de l’embellir, de transformer votre T3 en palais comtal et de réguler vous-même vos trafics. Vous recruterez des jardiniers parmi vos gens pour donner à votre peuple des parterres agréables, vous rendrez à tous la vie agréable. Vous rendrez la justice pour contenir les débordements.
— Alors moi, je vais être le Marquis de Zizi Jeanmaire? Meussieur le Ministre, tout le monde sera pas d’accord dans la cité, j’vous le dis.
— Vous récompenserez les uns avec des titres : Sénéchal de l’escalier A, Chevalier du parking Ouest, et pour ceux qui s’y opposeraient, vous pourrez recourir à vos troupes armées en protégeant les femmes et les enfants. Les policiers de votre secteur vous assisteront dans cette tâche d’ordre et de réconfort public. Récompense et châtiment, c’est le principe fondateur de toute autorité !
— Wallah, les keufs, ça va pas le faire avec ces bâtards ! Je sors de garde à vue hier !
— Désormais s’ouvre à vous une époque nouvelle ! Celle du pouvoir, de la prospérité et de la coopération avec votre police ! Toutefois j’attends de vous que votre cité devienne un nouveau Versailles, paisible, musical et harmonieux ! Vous viendrez m’en présenter l’hommage chaque année. Mais gare, si vous échouez, c’est le bagne de Clipperton ! Et si vous réussissez, vous deviendrez peut-être Duc des Quartiers Sud ! »
Notre journée se conclut sur ces radieuses perspectives d’un rétablissement profitable au sein de notre République fatiguée d’une pincée de féodalité inéluctable lorsque l’État n’en peut mais. J’offrais au nouveau marquis une cape noire brodée d’or en vue de la prochaine cérémonie d’intronisation qui devrait se tenir sur le parking ouest en présence du Préfet. À cette occasion un feu d’artifice sera tiré au cœur du quartier et les habitants auront la surprise d’en découvrir les agréments quand celui-ci est tiré à la verticale.
En regardant mon marquis repartir fièrement sous sa cape d’apparat suivi de sa nouvelle cour, je songeais que cette initiative pacifique serait bien la dernière avant de concéder ces terres hostiles aux soins de la milice Wagner.