Vider la mer
Une mienne admiratrice, intrépide écumeuse des mers du Sud, m’enjoint, depuis ses îles paradisiaques peuplées de manchots et de chefs à plumes, de faire adopter par notre Gouvernement immémorial les mesures urgentes propres à faire reculer la montée des eaux sur ses îlots caillouteux.
« Monsieur le Ministre, m’écrit-elle onctueusement, vous n’ignorez pas que l’océan outrepasse largement ses prérogatives en s’étalant complaisamment sur les rivages et les champs littoraux de nos atolls et cela en conséquence de la fonte des banquises et glaciers. Toutes les glaces de l’Arctique, de l’Himalaya et de Val d’Isère se déversent sans retenue dans nos cases sans égards pour nos moquettes en feuilles de bananier.
Et ce phénomène est évidemment amplifié par ce que tout observateur minutieux peut constater sans hésitation : chacun sait que nous autres, dans les colonies du Pacifique, vivons la tête en bas et que, les lois de la gravité étant tragiquement immuables, l’eau de l’hémisphère Nord s’écoule inexorablement vers les mers du Sud. Tahiti barbote sous l’eau tandis que la Bretagne a les pieds au sec. Monsieur le Ministre, il est temps que la République prenne son masque et son tuba pour venir en aide aux valeureuses populations tout aussi polies que nésiennes. »
L’émotion m’écrase devant cette terrible image d’une fuite d’eau planétaire qui engloutit par le plafond nos chères huttes à fleurs. J’ai donc réuni en mon castel parisien un ambitieux panel de savants excentriques et de ludions phosphorescents pour étudier les méthodes rapides, peu coûteuses et décisives qui viendront mettre un terme à ce ruissellement des eaux de l’hémisphère Nord vers notre vaste empire certes pacifique mais néanmoins excessivement aqueux.
Je passe sur les hypothèses farfelues émises par quelques physiciens cacochymes ou roumains qui furent illico roués de coups avant d’être jetés à la Seine : l’esprit de sérieux, on le sait, guide constamment notre action gouvernementale au cœur des enjeux telluriques et maritimes et exclut avec véhémence les fadaises, billevesées et faridondaines.
La solution retenue a l’avantage du bon sens et de l’économie puisqu’il s’agit d’inverser le sens des vagues pour repousser les masses océaniques vers des contrées sauvages ou japonaises déjà longuement habituées à patauger dans l’eau des rizières. Rien de moins. Une ceinture de dix mille ventilateurs flottants sera installée sur le pourtour de notre espace maritime polynésien, alimentée en électricité depuis le garage à vélo de la gare de Papeete. Ces ventilateurs souffleront vers l’extérieur et permettront ainsi aux vagues de refluer du littoral vers la haute mer asséchant d’un coup d’un seul les terres menacées de Bora Bora.
Oh quelle magnifique surprise sera celle des lascives vahinés en découvrant que les vagues écumeuses repartent vers le large plutôt que de venir s’écraser sur leurs blanches plages !
Il conviendra de recommander la plus grande prudence aux surfeurs qui désormais devront affronter les rouleaux et les tunnels dans l’autre sens, les éloignant du bord à chaque instant. Quant au commerce enfin libéré de cette terrible menace maritime, il suffira d’équiper les bateaux de roulettes en caoutchouc pour leur permettre l’accès aux installations portuaires à sec.
D’aucuns, touristes renfrognés, viendront nous gronder aux oreilles que le bruit des vagues roulant sur la grève disparaissant, le charme du coucher de soleil sur la terrasse de leur lodge s’en trouvera fortement altéré. Mais le gouvernement ne reculera devant aucune audace dans sa lutte héroïque contre les effets désastreux et conjugués du réchauffement climatique et de la gravité terrestre.